L’AIR
Il y a plus délié encore que le feu ou que l’eau. Vous ne pouvez pas saisir le feu, mais le feu peut vous saisir et s’emparer de vous. Et s’il vous touche, il vous brûle. Souvent rouges, parfois orange, parfois même bleues ou vertes, ses longues flammes sont très bleues et s’aperçoivent de très loin. L’eau est transparente, mais il suffit qu’elle se présente en masse pour que vous puissiez la voir. La mer est un spectacle, un lac est un spectacle, un fleuve est un spectacle, et tout corps plongé dans ce modèle de tous les liquides éprouve la résistance, souvent si douce, de l’eau. Il arrive à l’eau et au feu d’être terriblement présents. Apparemment au moins, l’air est plus proche de l’absence. L’air n’est presque rien du tout. il est, si l’on ose dire, un peu plus rien du tout que l’eau. Il est beaucoup plus rien du tout que le feu – Comme plusieurs choses précieuses et délicates de la vie, le bonheur, la santé, parfois hélas ! L’amour, c’est seulement son absence, dans les profondeurs de la terre ou, inversement, dans les hauteurs de l’espace, qui vous permet de prendre conscience de sa présence si discrète.
Tant qu’il est là, invisible, sans couleur, sans odeur, sans la moindre saveur, on dirait volontiers qu’il n’y a rien.
À quoi sert l’air ? Il se respire. C’est un souffle. Supprimez-le : vous étouffez. Il nous est nécessaire, à nous autres, les hommes, plus encore peut-être que l’eau. Il constitue l’atmosphère où nous nous déployons. Au même titre que l’eau, il n’est pas universel. D’immenses parties du tout ne connaissent ni l’air ni l’eau. L’air se fait rare dès qu’on s’éloigne de la Terre. Sur le sommet déjà des montagnes, dans les Alpes, dans les Andes, sur le sommet de l’Elbrouz ou du Kilimandjaro, au-dessus de Darjeeling et de ses plantations de thé, de Katmandu, de Lhassa, il devient léger, ah ! si léger, avant de s’évanouir. Il existe pourtant et il permet aux aigles, aux mouettes, aux ballons, aux cerfs-volants de s’appuyer sur lui pour survoler un monde dont ils n’ont pas le droit de s’éloigner. Ce serait une lourde erreur pour l’hirondelle de s’imaginer qu’elle volerait mieux si l’air ne la gênait pas.
L’été, quand il fait chaud, l’air tremble au loin sous le soleil.
Il arrive à l’air de se déplacer très vite. Il prend alors le nom de vent. À la façon de l’esprit, et plus encore que lui, le vent souffle où il veut et, s’il s’enfle encore un peu, il peut accéder à la dignité de tempête, de cyclone, de typhon et faire, lui aussi, beaucoup de mal à beaucoup de gens. On lui donne alors un nom, longtemps de préférence féminin, pour que ses dégâts puissent être inventoriés. On voit que l’air, si modeste et qui n’a l’air de rien, peut aussi être cruel. Par temps calme, outre les mouettes et les cerfs-volants dont il a déjà été question, l’air est autorisé à porter des nuages. Alors, les poètes s’intéressent à lui et ils chantent la beauté d’un ciel qui n’est rien d’autre que de l’air.
L’air, qui n’est presque rien et qui n’a pas grand-chose, a une température. Il peut être chaud ou froid, il peut être glacial, il peut être brûlant. On tombe sur de l’air brûlant plus souvent qu’on ne croît. On rêve alors d’air frais. Surtout depuis le triomphe de l’automobile, qui, avec la pilule et le cinéma, a si profondément transformé notre tout, les enfants aiment beaucoup l’air frais et ils se penchent par la fenêtre, dont on a baissé la vitre à la hâte, pour essayer, poissons roulants et un peu verts, d’en attraper un bol.
L’air est quelque chose de si fin, de si subtil qu’il sert aussi à désigner ce qu’il y a de plus insaisissable dans une physionomie, ou encore quelques notes arrachées à l’oubli et en train de trotter dans notre tête : un air méchant, un air chafouin ou le grand air de La Traviata.
L’air est le modèle du je ne sais quoi et du presque rien.
Une foule de petites choses y prospèrent : des ondes, des sons, des odeurs, des microbes. Il lui arrive d’être plein d’encens, de parfum d’asphodèles et des souffles de la nuit.
L’air n’est pas, comme l’espace, comme la lumière, comme le feu, un instrument de l’infini, un outil du démiurge c’est une poussière de rien du tout qui, à force de se glisser dans nos poumons, a su se rendre indispensable.